INTRODUCTION
Le Cameroun, pays riche de sa diversité culturelle et linguistique, fait face à des défis importants liés à la cohésion sociale et à l’unité nationale. Ces défis se manifestent de plus en plus dans l’espace numérique, où les plateformes de réseaux sociaux jouent un rôle majeur dans la diffusion d’informations et de discours. Parmi ces plateformes, TikTok se distingue par sa popularité auprès des africains.
Si TikTok est souvent utilisé pour le divertissement et la créativité, il devient également un lieu où des messages incitant à la haine et au tribalisme prennent racine. Ces contenus se propagent rapidement grâce à la viralité de l’algorithme de la plateforme. Leur impact dépasse les simples interactions en ligne, exacerbant les tensions ethniques, régionales et sociales dans un contexte déjà marqué par des divisions profondes.
Ce rapport se concentre sur quelques vidéos sélectionnées pour leur potentiel à inciter à la haine et au tribalisme. À travers l’analyse de ces contenus, ce rapport vise à mettre en lumière les mécanismes de propagation de ces messages, leur réception par les internautes, et leurs répercussions sur la société camerounaise. Comment la plateforme TikTok contribue-t-elle à amplifier rapidement la propagation des discours haineux à travers ses algorithmes et sa politique limitée de création de contenus ? L’objectif est de fournir une compréhension approfondie de ce phénomène et de proposer des solutions adaptées pour contrer cette tendance dangereuse, tout en préservant l’espace numérique comme lieu de partage et de dialogue.
CORPUS
TikTok, réseau social en pleine expansion, est aujourd’hui l’une des plateformes les plus populaires au Cameroun. Conçu pour le partage rapide de vidéos courtes, TikTok se distingue par son algorithme puissant qui personnalise le fil d’actualité (For You) en fonction des interactions de l’utilisateur (likes, partages, commentaires, temps passé sur une vidéo). Cette personnalisation crée une expérience immersive, où chaque contenu proposé semble adapté aux intérêts spécifiques de l’utilisateur, favorisant ainsi une consommation prolongée et répétée.
La plateforme est particulièrement prisée au Cameroun en raison de sa facilité d’accès, de son caractère visuel et ludique, et de la possibilité qu’elle offre aux créateurs locaux de toucher un large public avec peu de moyens. Les défis, danses, débats et contenus humoristiques constituent une grande partie de l’offre, mais TikTok est également devenu un espace où les enjeux sociaux et politiques s’expriment.
- Le cycle de la haine en ligne
L’un des phénomènes les plus préoccupants des réseaux sociaux, dont TikTok, est le cycle de la haine en ligne. Ce cycle, qui alimente et amplifie les discours de haine, peut être décomposé en plusieurs étapes :
- Déclenchement : Un événement ou une situation, souvent controversée ou émotionnelle, sert de catalyseur. Par exemple, une vidéo virale ou un discours public polarisant peut provoquer des réactions extrêmes.
- Publication et amplification : Les utilisateurs publient ou relaient des messages haineux en réponse à cet événement. Sur TikTok, l’algorithme favorise les contenus qui génèrent beaucoup d’engagement (likes, commentaires, partages), ce qui amplifie rapidement leur portée.
- Polarisation de l’audience : Les contenus polémiques divisent les utilisateurs, créant des camps opposés qui s’affrontent dans les commentaires et vidéos de réponse. Ces interactions augmentent encore plus la visibilité du contenu initial.
- Propagation multi-plateformes : Les discours de haine publiés sur TikTok se répandent sur d’autres réseaux sociaux comme Twitter, Facebook ou WhatsApp, atteignant une audience encore plus large.
- Normalisation et escalade : À mesure que ces discours sont vus, partagés et discutés, ils deviennent de plus en plus acceptés ou tolérés par certains groupes. Cela peut conduire à une escalade dans la nature des propos, allant de simples insultes à des appels à l’action ou à la violence.
- Répercussions dans le monde réel : Les tensions générées en ligne se traduisent parfois par des conflits ou incidents hors ligne, exacerbant les divisions sociales.
- Analyse détaillée des vidéos sélectionnées
Le cycle de la haine en ligne fournit un cadre analytique pour comprendre comment des vidéos ou messages isolés, comme ceux analysés dans ce rapport, deviennent des catalyseurs de tensions sociales. Chaque étape du cycle est amplifiée par les caractéristiques techniques et les usages de TikTok : son algorithme de recommandation favorise la viralité, et sa conception encourage des interactions rapides et souvent émotionnelles. L’insertion de ce concept dans l’analyse permet de mettre en lumière les dynamiques sous-jacentes de la propagation de discours haineux et de proposer des interventions ciblées pour interrompre ce cycle.
L’analyse qui suit porte sur un corpus de six vidéos représentatives des dynamiques de diffusion de messages incitant à la haine et au tribalisme sur TikTok au Cameroun. Ces contenus ont été sélectionnés pour leur popularité, leur impact et leur potentiel à exacerber les tensions sociales.
Il s’agit d’un live du compte « ModeUnited77 » sur Tiktok organisé après la vidéo virale dans laquelle l’artiste musicien Longuè Longuè avait été torturé par des membres de l’armée camerounaise. Au cours de ce live, une dame ayant comme pseudo « Lamilliardaire_enchrist » demande de ne pas soutenir l’artiste musicien Longuè Longuè, car il n’est pas « nkwa » (nom attribué aux originaires du Centre, du Sud et du Littoral Cameroun – Mot faisant référence aux discours haineux dans le lexique de #defyhatenow des discours haineux au Cameroun), mais c’est un bamiléké. « Si tu soutiens Longuè Longuè c’est que tu es contre ton président que tu aimes bien là ». Elle va jusqu’à traiter tous les bamilékés de « porcs ».
Le contenu a utilisé un discours polarisant pour exploiter les tensions identitaires au Cameroun. L’intervenante Lamilliardaire_enchrist a tenu des propos ouvertement haineux en qualifiant les Bamiléké de « porcs », et établissant un lien entre le soutien à l’artiste et une opposition présumée au président en place, renforçant ainsi une dynamique d’exclusion communautaire. Avec près de 250 spectateurs en direct, 128 000 vues sur Twitter, et des partages probables sur des plateformes comme WhatsApp, ce contenu a atteint une viralité importante, suscitant des réactions d’indignation.
Ce cas illustre la manière dont TikTok, grâce à son algorithme et sa nature interactive, devient un catalyseur de discours polémiques qui alimentent des tensions régionales sensibles, tout en échappant souvent à une régulation adéquate.
Vidéo 2
Dans ce court extrait d’un live diffusé par le compte Modeunited77, un intervenant, présenté comme partisan d’un candidat à la prochaine présidentielle camerounaise issu de l’ethnie bassa, tient des propos discriminatoires visant les Bamiléké. Il affirme que ces derniers doivent être « canalisés » ou chassés du pays, car selon lui, « ils ne sont pas Camerounais ». En détaillant les prétendues mesures du programme de son candidat, il dépeint les Bamiléké comme des faussaires et responsables de divers maux sociaux, qu’il relègue à leur région d’origine: « Ils vont aller là bas dans leur région; ils vont faire leur faux et usage de faux là-bas. Là-bas ils vont vendre les gens… Là bas ils vont faire toutes les saletés qu’ils font là dans les autres régions. C’est fini comme ça avec eux. On ne parlera plus d’eux au Cameroun. »
La vidéo, visionnée 139 000 fois sur Twitter, a suscité des réactions polarisées. Certains internautes rejettent la faute sur le président Paul Biya, l’accusant de nourrir et de tirer profit de ces discours de haine pour maintenir son pouvoir depuis 42 ans.
Ces propos reflètent une instrumentalisation des tensions ethniques dans un contexte politique explosif, amplifiée par la viralité des réseaux sociaux.
Dans ce segment de live diffusé par le compte Diamant Brut le 19 novembre 2024, une confrontation oppose une femme nommée Marianne, vivant en Allemagne et se présentant comme Bamiléké avec un partenaire Beti, à un homme identifié comme Sajore Bassa. À l’issue de leur échange, un intervenant adresse un commentaire à Marianne, affirmant : « Si tu sais que tu veux combattre… ou tu prends le parti Bamiléké, tu vas combattre là-bas ; ou tu restes avec ton mari Ekang, tu combats avec les Ekang. » Ce propos illustre une rhétorique polarisante, assignant des positions politiques en fonction d’ethnies et insinuant une incompatibilité entre les alliances personnelles et les appartenances communautaires. La vidéo, bien que moins explicite dans son discours que d’autres contenus similaires, participe à la mise en avant des tensions identitaires, exacerbées dans un contexte politique où les divisions ethniques sont régulièrement instrumentalisées.
Dans cette vidéo publiée par le compte « Un Camerounais », un homme de l’ethnie Bassa appelle les femmes de sa communauté mariées à des Bamilékés à divorcer, qualifiant ces unions de mariages « où règne la peur » et « d’hypocrisie ».
Ce contenu, qui a suscité 258 réactions, 178 commentaires et 182 partages, alimente une rhétorique tribale polarisante, cherchant à fragiliser les liens interethniques en misant sur des stéréotypes négatifs. Parmi les réactions, certains commentaires approuvent cette position, tandis que d’autres en profitent pour dénoncer le président Paul Biya, l’accusant de nourrir le tribalisme par sa gouvernance, ce qui contribuerait à maintenir son pouvoir.
Cette vidéo illustre comment les tensions identitaires sont exploitées dans l’espace numérique, exacerbant les divisions communautaires.
Le 21 novembre 2024, dans cette vidéo, le compte Max Senior Officiel, suivi par 77,9k abonnés, met en avant la création de La Brigade Anti-Tribalistes comme une initiative visant à combattre les discours de haine en signalant aux autorités les auteurs de propos tribalistes, notamment ceux vivant à l’étranger. Ladite vidéo, ayant recueilli 106 réactions et 22 commentaires, positionne Max Senior comme un acteur clé dans la lutte contre le tribalisme.
Cependant, une vidéo plus ancienne du même compte montre une autre facette de son discours : Max Senior y appelle les Bamilékés à « se préparer » face à une menace perçue de génocide, affirmant que « les gens veulent vous génocider ».
Ce double discours soulève des interrogations sur l’approche et l’impact réel de cette initiative, dans un contexte déjà fragilisé par les tensions identitaires.
- Analyse des impacts et recommandations
La multiplication des messages d’incitation à la haine et au tribalisme sur TikTok au Cameroun a des répercussions graves sur la société. Ces contenus exacerbent les tensions ethniques, régionales et politiques dans un contexte déjà fragile. Ils influencent particulièrement les jeunes, qui sont les principaux utilisateurs de la plateforme, en normalisant des discours de division et en renforçant les préjugés.
Ces vidéos nuisent également aux efforts de réconciliation et de cohésion nationale, tout en augmentant le risque de violences communautaires. Par ailleurs, la difficulté de modération par TikTok, combinée à la viralité rapide de ces contenus, amplifie leur impact, rendant leur régulation urgente.
Pour lutter contre la propagation des messages haineux et violents sur TikTok, plusieurs actions doivent être entreprises :
- Renforcer la modération locale : TikTok doit déployer des équipes de modérateurs locaux capables d’identifier et de supprimer rapidement les contenus problématiques, y compris ceux utilisant des codes culturels ou linguistiques spécifiques.
- Encourager des campagnes de sensibilisation : Des campagnes éducatives sur les dangers des discours de haine en ligne doivent être menées, en collaboration avec des ONG locales et des influenceurs. Ces campagnes pourraient inclure des hashtags positifs comme #TikTokPourLaPaix.
- Responsabiliser les influenceurs : Les créateurs de contenu doivent être sensibilisés à leur rôle dans la propagation ou la prévention des discours haineux. TikTok pourrait les inciter à produire des vidéos promouvant la paix et la tolérance.
- Limiter la viralité des contenus signalés : L’algorithme de TikTok doit être ajusté pour réduire automatiquement la visibilité des vidéos signalées jusqu’à ce qu’elles soient examinées.
- Créer des partenariats locaux : TikTok doit collaborer avec des organisations comme 237 Check et des institutions gouvernementales pour renforcer la régulation des discours en ligne au Cameroun.
- Éducation numérique pour les jeunes : Il est crucial de former les jeunes à reconnaître et éviter les contenus haineux, en les encourageant à adopter une consommation responsable des réseaux sociaux.
CONCLUSION
La montée des messages haineux et tribalistes sur TikTok représente une menace sérieuse pour la cohésion sociale au Cameroun. Si cette plateforme offre un espace unique de créativité et d’expression, son utilisation abusive pour diffuser des discours polarisants compromet les efforts de paix et de réconciliation nationale.
Pour contrer cette tendance, une action concertée entre TikTok, les autorités locales, les ONG et les influenceurs est essentielle. En renforçant la modération, en sensibilisant les utilisateurs et en encourageant des campagnes positives, TikTok peut devenir un outil puissant pour promouvoir la tolérance et la coexistence pacifique.
Avec une gestion responsable, les réseaux sociaux peuvent être transformés en instruments de paix et de développement, contribuant ainsi à construire un Cameroun uni et stable.